Dépendance des Français à l’automobile : un peu d’histoire…
« Si la voiture reste indispensable pour la plupart des Français, c’est qu’elle permet de résoudre une équation spatiotemporelle de plus en plus complexe. Les emplois du temps sont très contraints, désynchronisés au sein de la famille, l’habitation est éloignée du travail… » analysait Yoann Demoli, maître de conférences en sociologie à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) dans un sondage Ipsos pour Roole. Comment en est-on arrivé là au fil des décennies ? Pourquoi cette complexité croissante ? On a voulu en savoir plus.
Quels sont selon vous les phénomènes sociétaux qui ont mené à cette dépendance à la voiture ?
Yoann Demoli : En réalité, on a des tendances de très long terme qui sont les suivantes : la première tendance, c'est l'éloignement du domicile et du travail. Au début du 20e siècle, une majorité de travailleurs vivait dans sa commune de résidence et parcourait des distances réalisables à vélo ou à pied. On le voit dans des films, à la sortie des usines : on est à pied, on est à vélo, on prend un petit tram, etc. Aujourd'hui - et depuis qu'on mesure cela - la distance au lieu de travail depuis mon domicile est de plus en plus longue.
Le deuxième point, c'est la démultiplication des lieux de travail. Aujourd'hui, on peut travailler dans des lieux très excentrés des domiciles. Il y a eu une forme de spécialisation des espaces : il y a des lieux où l'on travaille, il y a des lieux où l'on vit, et du fait de cette désynchronisation de ces deux types d’espaces, on a besoin de mobilité.
Le troisième point, c'est le développement de la bi-activité : on a de plus en plus de ménages avec deux actifs. Or deux personnes qui travaillent, cela peut marcher lorsqu'on travaille dans la même entreprise, aux mêmes horaires. Cela a eu lieu historiquement. C'était fréquent par le passé mais ça l'est de moins en moins. Imaginons un couple : l'un travaille aux trois-huit - le matin, de nuit ou l’après-midi – et sa conjointe/son conjoint travaille de jour. Ils ont besoin d'une voiture, parce que leurs horaires sont atypiques. On voit même quelque chose émerger depuis 30 ans : c'est le multi-équipement - le fait d'avoir au moins deux voitures dans un ménage. C'est un indicateur extrêmement pertinent de la dépendance automobile. Et cet indicateur ne fait qu'augmenter si on le regarde depuis 30 ans.
Assez peu d'actifs ont une séquence de déplacement simple domicile-travail/travail-domicile.
Yoann Demoli
Et au-delà du travail ?
Y. D. : On conçoit souvent l'automobile comme faisant un seul trajet domicile-travail et travail-domicile. Or cela s’est compliqué, essentiellement parce que les « aménités urbaines » se sont dispersées. J'appelle « aménités » l'ensemble des services publics - les écoles par exemple - et des services marchands. Si vous avez moins de superettes et plus de grandes surfaces, celles-ci seront moins nombreuses et situées dans des endroits plus éloignés des lieux de résidence, de sorte que la voiture deviendra nécessaire pour faire tous ces autres trajets, qu’auparavant on pouvait faire simplement, en rentrant chez soi ou à pied. Avec une collègue, on a étudié ces chaînes de déplacement et on a montré qu'en réalité assez peu d'actifs avait une séquence de déplacement simple domicile-travail/travail-domicile. C'est très rare et cela concerne plutôt des hommes - à la fois qualifiés et un peu moins qualifiés - et rarement les femmes, puisque les trajets domestiques reviennent encore beaucoup aux femmes, en l'occurrence l'accompagnement des enfants, etc.
Le fossé entre urbains et ruraux s’est-il creusé en matière de mobilité ?
Y. D. : Très longtemps on a pu lire la scission de la société française ou de la géographie française entre urbains et ruraux, jusqu'au moment où il y a eu plus d'urbains (au sens « qui habite une commune de plus de 20 00 habitants ») que de ruraux. En France, il a fallu attendre plus tard que dans d'autres pays, jusqu'aux années 30 - 1933 si mes souvenirs sont bons. Aujourd'hui la scission est beaucoup moins forte entre urbains et ruraux. D'abord parce que le monde paysan s'est largement érodé. On a beaucoup moins d'agriculteurs, qui faisaient aussi l'identité rurale. Aujourd'hui une autre type de scission est à l'œuvre : c'est celui entre les habitants des centres et les habitants de leurs périphéries, que ce soient des périphéries immédiates ou des périphéries plus lointaines. Pour moi, aujourd'hui, c'est vraiment un type de scission très important et qui va vraiment différencier des styles de vie, des types de mobilité.
Il est probable que ceux qui étaient le moins dépendants de l’automobile le soient encore moins et que les plus dépendants le deviennent encore plus.
Yoann Demoli
La pandémie et l’essor du télétravail ont-ils réduit la dépendance à la voiture ?
Y. D. : Malheureusement je pense que la pandémie va plutôt accentuer des disparités déjà présentes. Les catégories qui prennent le moins souvent la voiture sont celles qui ont certainement le plus profité du télétravail. Les activités « télétravaillables », ce sont essentiellement les activités de services sans usagers directs, donc plutôt les activités de cadres, cadres supérieurs (hors enseignements et hors usagers) et ce sont finalement déjà des professions qui n'avaient pas besoin de se rendre au travail tous les jours et qui, lorsqu'elles se rendaient au travail tous les jours, ne prenaient pas nécessairement la voiture. Donc j'ai l'impression que ceux qui étaient le moins dépendants de l’automobile vont probablement l'être encore moins, mais que par contre, ceux qui étaient le plus dépendants à l'automobile le deviendront encore plus. Donc là-dessus, je ne suis pas très optimiste, d'autant plus que vient se greffer une autre logique : celle de la mobilité longue distance.
On regarde sans cesse la mobilité quotidienne des ménages, mais on regarde moins leur mobilité longue distance. On oublie que ceux qui sont le plus mobiles en longues distances sont très souvent les plus aisés, les habitants des hyper-centres. Et ils sont même très mobiles avec leur voiture ! Et en réalité, ce qui va se passer avec la pandémie, c'est plutôt que ceux qui sont le moins mobiles quotidiennement vont accentuer les mobilités de longue distance. Pour le dire vite, ils vont aller télétravailler dans leur résidence secondaire et y feront de la mobilité quotidienne, qui peut être longue : aller s'approvisionner, faire quelques petits voyages pour le travail ou rejoindre la capitale régionale ou la capitale nationale.
On parle beaucoup de TGV, on parle beaucoup d'avions, mais en réalité la mobilité longue distance (quand on fait plus de 80 km ou quand on prend la voiture et qu’on dort ailleurs qu’à son domicile une nuit) est majoritairement réalisée en voiture en France. A peu près deux tiers des kilomètres parcourus en longue distance sont des kilomètres en voiture. Alors qu’en mobilité quotidienne, on est plus de l'ordre de 80 sur 100 kilomètres parcourus en voiture. Donc la part de la voiture dans les trajets longue distance est plus faible que dans les trajets quotidiens mais la majeure partie est quand même réalisée en voiture.