Voiture et couple : la conduite est-elle une affaire d’hommes ?

Dans la plupart des couples hétérosexuels, c’est l’homme qui prend le volant. Le phénomène trouve ses racines dans l'histoire de l’automobile, dont les fondamentaux sont typiquement masculins. Aujourd’hui encore, la conduite reste marquée par des codes liés au genre, avec des effets notables sur la sécurité routière. Roole a mené l'enquête.

Eva Gomez journaliste pour le média Roole
Eva Gomez
un couple en voiture, l'homme est au volant, les deux sont vus depuis la banquette arrière.
En 2018, le taux de réussite au permis de conduire était de 53,4% chez les femmes, contre 62,7% pour les hommes. ©iStock

Dans l’imaginaire collectif, la conduite et la passion automobiles sont l'apanage des hommes. C’est aux petits garçons que l’on offre les petites voitures, les voitures télécommandées et les circuits 24. En grandissant, l'intérêt pour la mécanique et le pilotage s'affirment chez beaucoup de représentants de la gent masculine, et dans les couples hétéronormés, ce sont eux qui prennent le plus souvent le volant : « Les deux motifs de trajets les plus partagés par les couples sont les déplacements pour des achats et pour les vacances », souligne une étude sur le partage du volant dans les couples menée par Béatrice Degraeve et Marie-Axelle Granié, chercheuses à l’Université Gustave Eiffel. Et pour les deux tiers des couples qui ont répondu à l’enquête, c’est l’homme qui conduit dans les deux cas.

De la sphère domestique à l’autonomie : la voiture, vectrice d’indépendance

Cette répartition souvent tacite du volant entre hommes et femmes est une conséquence de l’histoire du développement de l’automobile en France. Dès le départ, cet objet a été pris en main par les hommes, car les femmes étaient, au début du XXe siècle, cantonnées aux tâches domestiques. « L’appropriation de l’automobile par les femmes est partout plus lente que celle des hommes. Elle est liée à leur émancipation politique et sociale. (…) C’était l’expression tangible de la capacité et du droit des femmes à évoluer en dehors de l’espace domestique », soulignent Yoann Demoli et Pierre Lannoy dans leur livre Sociologie de l’automobile.

Bon à savoir

En 1924, 3 % des permis sont délivrés à des conductrices. Ce chiffre atteint 10 % en 1932 et 15 % à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En 1967, alors que plus d’un ménage sur deux est déjà motorisé, elles sont seulement 22 % à le détenir, soit trois fois moins que les hommes. (Source : Sociologie de l’automobile)

Durant la Seconde Guerre Mondiale, les femmes ont davantage accès au volant, du fait de leur participation à l’effort de guerre et de leur entrée massive dans le monde salarié. Néanmoins, ce n'est qu'après la guerre, alors que l'automobile se démocratise dans toutes les classes sociales, que la part de femmes titulaires du permis de conduire augmente. Progressivement, elles sont de plus en plus nombreuses à se présenter à l'examen pratique, et en 1993, elles atteignent le taux de détention du permis que les hommes avaient déjà en 1967, à savoir 65 %.

Au volant, les hommes assument de ne pas toujours respecter les règles, mais le justifient par le fait qu'ils sont sûrs d’eux et d’être de très bons conducteurs.

Jean-Pascal Assailly,
spécialiste du développement,
chercheur à l'Université Gustave Eiffel.

Prise de risque et rapport aux règles : l’éducation y est pour beaucoup

Depuis, le taux d'obtention du permis de conduire a continué d’évoluer, sans pour autant s’équilibrer entre les sexes : en 2007, les femmes sont 76 % à détenir le permis, contre 91 % des hommes. Plus récemment en 2018, les femmes représentaient 49 % des permis B délivrés, donc toujours un peu moins de la moitié… Si le nombre de femmes au volant a lentement progressé au cours du siècle dernier, les hommes restent encore aujourd’hui plus présents derrière le cerceau ; un fait de société entretenu par des normes éducatives genrées toujours largement répandues.

Bon à savoir

Selon le psychologue et spécialiste du développement Jean-Pascal Assailly, au-delà de l’éducation, deux autres facteurs expliquent la différence d’approche de la conduite entre les sexes : des différences biologiques qui jouent dans les prises de risque et le rapport à la compétitivité ; mais aussi une dimension anthropologique, avec une transmission inconsciente des rôles des hommes et des femmes dans la société depuis des millions d’années.

On l’a dit, c’est aux petits garçons que l’on continue – en 2024 – d’offrir des petites voitures. « Les parents ont une influence fondamentale », estime Jean-Pascal Assailly, psychologue de l’enfant, spécialiste du développement et chercheur à l’Université Gustave Eiffel. « Même avec des parents qui essaient le plus possible d’élever les garçons et les filles de la même manière, on trouve des différences, surtout dans le rapport aux règles et à la prise de risque : quand un petit garçon transgresse un interdit et risque de se blesser, beaucoup de parents ont tendance à avoir une attitude permissive, sous prétexte que c’est naturel chez un garçon. Quand une petite fille fait la même chose, le parent est beaucoup plus strict », détaille-t-il. Quand ces enfants grandissent et atteignent l’âge de passer le permis, ce modèle se transpose au volant : les femmes respectent davantage les règles que les hommes, et prennent moins de risques.

La confiance en soi excessive des hommes se reflète dans la conduite

Une analyse partagée par Marie-Axelle Granié, directrice de recherches en psychologie sociale du développement à l’Université Gustave Eiffel. « On apprend aux petites filles à se sentir vulnérables dans l’espace public, ça fait partie de l’éducation… tandis que les petits garçons et a fortiori les hommes ont tendance à se sentir invulnérables », précise-t-elle. De ce sentiment naît une différence notable de confiance en soi, qui s’applique à de nombreux aspects de la vie, à laquelle la conduite n’échappe pas. « Sur n'importe quel sujet, les hommes de tous âges vont majoritairement se dire capables de réussir, alors que les proportions sont beaucoup plus faibles chez les filles et les femmes, souligne Jean-Pascal Assailly. Au volant, les hommes assument de ne pas toujours respecter les règles, mais le justifient par le fait qu'ils sont sûrs d’eux et d’être de très bons conducteurs, en pleine maîtrise », poursuit le chercheur.

80 % des accidents mortels sont causés par des hommes.

Une différence de confiance en soi qui s’observe dans les résultats à l’examen du permis de conduire : en 2018, le taux de réussite était de 53,4 % chez les femmes, contre 62,7 % pour les hommes. Mais aussi malheureusement, dans les bilans de l'accidentalité de la Sécurité Routière : en 2022, il y a eu 3,5 fois plus d'hommes (2 545) que de femmes (722) décédés sur la route. « 80 % des accidents mortels sont causés par des hommes, rappelle Marie-Axelle Granié. Pourtant, les hommes parcourent en moyenne 11 000 km par an, contre 10 000 km pour les femmes. La différence d’exposition n’est pas énorme. » Les hommes prennent donc plus de risques, mais ce n’est pas la seule explication avancée par la chercheuse. « Le plus souvent, ils sont conducteurs sur des trajets plus longs que les femmes et sur des réseaux à vitesse élevée. Les femmes conduisent plutôt sur des trajets courts, en milieu urbain, avec plusieurs arrêts », souligne-t-elle. Elles seraient donc moins exposées aux dangers de la conduite sur de longs trajets : fatigue, hypovigilance, vitesse et monotonie sur les grands axes…

Bon à savoir

La différence d’accidentalité entre hommes et femmes n’est pas une exception française. Dans la plupart des pays européens, les hommes conducteurs sont 2 à 3 fois plus susceptibles de mourir sur la route que les femmes conductrices (Commission Européenne, 2015).

« Il ne peut pas s’empêcher de me fliquer quand je suis au volant »

Au-delà des chiffres et des théories, les expériences personnelles illustrent comment ces différences de comportement s'inscrivent dans la vie quotidienne de nombreux couples. « J’adore la conduite et les voitures. J’ai confiance en moi et je conduis vite pour ne pas perdre de temps, j’aime la vitesse », confie Romain, 40 ans. Dans le couple qu’il forme avec Olivia, c’est lui qui conduit le plus souvent et « par défaut ». De son côté, Olivia, 43 ans, admet qu’elle n’aime pas conduire. « Au départ, c’était de la peur, j’étais stressée. Pour moi, la route, c’est dangereux », livre-t-elle. Depuis qu’elle partage la vie de Romain, elle a perdu l’habitude de conduire. « Moins tu conduis, plus tu perds tes réflexes, plus tu as peur des autres, plus les manœuvres sont compliquées », estime Olivia. Alors de temps en temps, elle se force à prendre le volant. « Elle conduit bien, mais comme j’ai plus l’habitude de conduire qu’elle et que je connais très bien les routes qu’on prend, je lui donne des conseils. Mais j’essaye de ne pas trop faire de remarques sur sa façon de conduire », avoue Romain. Pourtant, Olivia n’a pas l’impression que Romain se sente totalement en sécurité quand c’est elle qui est au volant. « Il ne sait pas faire autre chose si je conduis. La plupart du temps, il vérifie comment je conduis et il me fait des remarques. Ça m’agace, mais je sais le lui dire ! », lance-t-elle.

Une attitude de méfiance chez l’homme et de malaise chez la femme, relevée par Marie-Axelle Granié dans l’un de ses derniers travaux de recherche : « [Les femmes] se déclarent plus souvent mal à l’aise quand elles conduisent en présence de leurs conjoints et plus souvent gênées par leurs critiques sur la façon dont elles conduisent quand ils en expriment », confirme-t-elle. Ce sentiment est également partagé par Juliette, 30 ans. « J’ai passé mon permis il y a un peu plus de deux ans car j’allais devenir maman et je voulais pouvoir être autonome », explique-t-elle. Lorsqu’elle est au volant et que son conjoint est là, elle remarque : « Il ne peut pas s’empêcher de me fliquer et d’être en ultra-vigilance ». Mais finalement, sa présence la rassure : « Il a une conduite très intuitive et il est très vigilant. Je suis beaucoup plus stressée quand je conduis toute seule », confie-t-elle. On retrouve donc assez clairement, dans ces exemples, la différence de confiance en soi entre hommes et femmes évoquée par les chercheurs.

Avec la reproduction sociale, l’histoire se répète 

Jérémy, 29 ans, apporte un autre élément d’explication sur cette répartition genrée du volant. « Ma copine a eu le permis deux ans avant moi. Au début, c’est elle qui me conduisait partout. Depuis que j’ai le permis, c’est moi qui conduis le plus souvent, mais ce n’est pas parce que j’aime plus conduire qu’elle. Cela se fait inconsciemment : j’ai toujours vu mon père conduire. Même quand il était fatigué, c'est lui qui conduisait. Chez les parents de ma copine, c’est pareil, donc c’est un peu ancré en nous », analyse-t-il.

Ça participe aux marqueurs des différents sexes : l’homme continue à être le chef du foyer, celui qui guide, et la femme peut s’occuper des enfants à l’arrière.

Marie-Axelle Granié,
directrice de recherches à l’Université Gustave Eiffel.

Les stéréotypes autour du genre et de la conduite semblent en effet se transmettre de façon intergénérationnelle, confirme Jean-Pascal Assailly. « Vous n’accédez au volant qu’à partir de 18 ans, mais vous êtes passager du véhicule de vos parents depuis le début de votre vie : la banquette arrière est un poste d’observation idéal ! Souvent, les enfants reproduisent les comportements qu’ils observent chez leurs parents », confirme-t-il. Marie-Axelle Granié complète la réflexion : « Souvent, ça arrange autant l’homme que la femme, car ça participe aux marqueurs des différents sexes : l’homme continue d'être le chef du foyer, celui qui guide, et la femme peut s’occuper des enfants à l’arrière. »

Vers un apaisement généralisé de la conduite ?  

Cependant, ces stéréotypes sont de plus en plus souvent remis en question et ils tendent à s’atténuer progressivement. On peut donc s’attendre à ce que les différences de comportement au volant entre les sexes s'atténuent également. « Reste à voir dans quel sens se fait cette égalisation, commente Marie-Axelle Granié. Est-ce que les femmes prennent plus de risques ou est-ce que les hommes en prennent moins ? ». Selon elle, il faut chercher à apaiser la conduite de tous les usagers et en premier lieu, celle des hommes. « Parfois les stéréotypes ont des conséquences positives : le manque de confiance en soi des femmes les protège au volant, les incite à respecter les règles et à être plus prudentes. Il faut amoindrir le niveau de confiance des hommes et faire en sorte qu’ils ne se pensent pas naturellement compétents pour la conduite », conclut la directrice de recherches.

Depuis le début des années 2000, le nombre de morts sur les routes a presque été divisé par deux en France (source : ONISR) et la prévention routière ne cesse de sensibiliser les automobilistes à la nécessité de faire évoluer leur comportement vers plus de prudence… Tous les espoirs sont donc permis.

Quelques lectures pour aller plus loin

- Sociologie de l’automobile, Yoann Demoli et Pierre Lannoy, La Découverte, 2009.

- Hommes et Femmes au volant…. Béatrice Degraeve, Marie-Axelle Granié, Dunod. Manuel visuel de Psychologie Sociale, 2022, 978-2-10-081307-0.

- Homo Automobilis, Jean-Pascal Assailly, Imago, 2007.

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