Aura-t-on suffisamment d'énergie si tout le monde roule en voiture électrique ?
Qu’arriverait-il si en 2050, l’intégralité du parc automobile français était convertie à l’électrique ? Les quantités d’énergie nécessaires à la recharge des voitures électriques des Français seraient-elles disponibles sans compromettre le reste des consommations ? Dans quelle mesure l'électricité nécessaire pourra-t-elle être décarbonée ?
Emmanuel Macron l’a rappelé en septembre 2023 : en France, on « adore la bagnole » ! Les chiffres parlent d'eux-mêmes : près de 39 millions de voitures particulières circulent en France – 38,9 millions au 1er janvier 2023 selon le gouvernement – et ce chiffre ne fait qu’augmenter depuis des années. Sur la totalité de ce parc, seul 1,5 % est 100 % électrique. Mais cette part ne cesse de croître : entre décembre 2023 et fin février 2024, près de 130 000 nouveaux véhicules électrifiés ont été immatriculés en France (baromètres Avere-France) et fin 2023, le millionième véhicule 100% électrique a été immatriculé ! A partir de 2035, la vente des véhicules thermiques neufs sera interdite en Europe, ce qui devrait encore faire augmenter la part de voitures électriques en circulation. L’objectif du gouvernement est même d’aller chercher la neutralité carbone – comprenez zéro émission de gaz à effet de serre – pour le secteur des transports à l’horizon 2050. Un objectif ambitieux sachant qu'en France, un tiers des émissions de gaz à effet de serre provient du secteur des transports et que la moitié de ces émissions est imputable aux véhicules particuliers. Mais alors, si d'ici 2050 le nombre de voitures électriques augmente considérablement, comment le réseau électrique répondra-t-il à cette demande ? Aura-t-on assez d’électricité pour alimenter cette flotte ? Et surtout, peut-on espérer que l’énergie utilisée pour la recharge des véhicules électriques soit décarbonée ?
10 % de la consommation d'électricité en 2035
Le gestionnaire de réseau de transport d'électricité, RTE, estime que 15 millions de voitures électriques circuleront en 2035 en France. Un scenario qui ne semble pas inquiéter le gestionnaire de réseau, qui considère que la recharge de ces 15 millions véhicules « ne devrait représenter qu’environ 10 % de la consommation en 2035, soit moins que l’augmentation de la consommation française entre 2000 et 2010 ». Ce besoin électrique serait ainsi absorbé sans trop de difficultés, ce que confirme le chercheur spécialiste de la transition énergétique dans les transports, Aurélien Bigo, auteur du livre « Voitures » (Collection « Fake or Not »). « Actuellement, la production française d’électricité se situe légèrement au-dessus de 500 TWh par an, et la consommation légèrement en dessous. La consommation des transports représente 10 TWh. (…) Quant aux voitures électriques, elles ont aspiré moins de 2 TWh en 2022, soit moins de 0,4 % de la consommation électrique totale », détaille le chercheur. « À l’horizon 2035, les transports pourraient peser de l’ordre de 50 TWh, soit 10 % de la consommation d’électricité. En 2050, si toutes les voitures roulent à l’électricité en France, le surplus nécessaire pourrait se rapprocher des 100 TWh maximum, soit l’équivalent de 20 % des consommations actuelles », poursuit-il. Or, il est assez peu probable que les 39 millions de voitures thermiques qui circulent aujourd’hui en France soient à terme remplacées par un nombre équivalent de voitures électriques.
« Il faut aussi avoir en tête qu'il n'y a pas que les voitures qui s'électrifient, donc il y aura d'autres besoins. Et il va falloir, pour limiter ces besoins, avoir de la sobriété dans les usages, aussi bien dans les transports que dans les autres secteurs, notamment dans le bâtiment par exemple », nous explique Aurélien Bigo. « Dès aujourd'hui, il faut qu'on planifie des moyens de production d'électricité supplémentaires, en particulier renouvelables. A court terme, c'est ce qui peut être déployé le plus rapidement possible », poursuit le chercheur. Sans oublier le plan du gouvernement pour le déploiement du nouveau nucléaire à horizon 2030, pour lequel l'Etat investit 1,2 milliard d'euros.
La proportion des voitures dans l'ensemble des consommations d'électricité en France restera limitée, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y aura jamais de problèmes ou de tensions. Il s'agit de les anticiper au mieux.
Aurélien Bigo,
chercheur spécialiste de la transition énergétique dans les transports.
Recharger, c’est bien, à partir d’une électricité décarbonée, c’est mieux
Ce surplus de consommation n’a donc a priori pas de quoi mettre en péril le réseau de distribution, même s’il faut rester prudent. « La proportion des voitures dans l'ensemble des consommations d'électricité en France restera limitée, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y aura jamais de problèmes ou de tensions. Il s'agit en tout cas de les anticiper au mieux dans les années à venir, à la fois par l'augmentation des moyens de production d'électricité bas-carbone, mais aussi en limitant les appels de puissance au même moment et quand la production bas-carbone n'est pas suffisante », explique Aurélien Bigo. Car ce n’est pas tout de produire suffisamment d’électricité, encore faut-il qu’elle soit décarbonée pour que la voiture électrique remplisse pleinement son rôle dans l’atteinte d’une neutralité carbone pour le secteur des transports. « Aujourd'hui, l'électricité est déjà très largement bas-carbone en France, mais la production d'électricité et les réseaux font face à des défis majeurs (…) pour réussir à augmenter la production d'électricité bas-carbone, dans un contexte de vieillissement du parc nucléaire. Cela demande à court terme une augmentation des moyens de production renouvelables, qui devraient être complétés à partir de 2035 par des nouveaux réacteurs nucléaires actuellement en préparation », souligne le chercheur.
Bon à savoir
En 2022, 63% de l’électricité produite en France était d’origine nucléaire, 11% d’origine hydraulique, 10% étaient produits à partir de gaz, 9% à partir d’énergie éolienne et 4% à partir du solaire. L’électricité produite à partir de charbon et de fioul représentait alors moins d’1% du mix énergétique de l’électricité française. (Source : Bilan électrique 2022 de RTE)
Gérer au mieux les pics de consommation
Un point de vigilance se pose en particulier sur les périodes propices aux pics de consommation, comme en hiver, notamment sur les horaires de début de soirée. Si une trop grande quantité d’électricité est demandée à ce moment-là, il y a plus de risques qu’elle soit produite à partir de gaz ou de charbon, car ce sont ces centrales thermiques – très émettrices en CO2 – qui viennent en renfort des centrales nucléaires en cas de forte demande. RTE précise d’ailleurs dans son bilan électrique 2022 que « les centrales à gaz ont été sollicitées à un niveau inédit, mais qui reste inférieur au niveau redouté en cas d’hiver froid ou de stabilité de la consommation énergétique. (…) Avec un volume produit de 44,1 TWh sur l’année 2022, le gaz est redevenu la troisième source de production d’électricité en France derrière le nucléaire et l’hydraulique ». Mais Aurélien Bigo souligne qu’il existe « plusieurs manières de recharger son véhicule électrique en limitant les impacts sur le réseau électrique, ou même en l'aidant à assurer l'équilibre entre offre et demande d'électricité. Il faut s'informer sur les meilleurs moments pour se recharger et on peut planifier les horaires des recharges à l'avance, au moment des heures creuses par exemple, ce qui a également un avantage financier : ce pilotage de la recharge peut aussi être fait à distance par un acteur optimisant les moments de recharge selon l'évolution de l'offre et de la demande au niveau national ».
« Amortir le bilan carbone de la batterie »
Dans son livre « La ruée vers la voiture électrique – entre miracle et désastre », Laurent Castaignède se montre plus prudent sur la question de disponibilité de l’énergie décarbonée. Pour l’auteur, la nature de l’électricité utilisée pour la recharge des véhicules électriques peut même compromettre le bénéfice environnemental obtenu à l’usage du véhicule. « L’analyse rétrospective des données de production montre que, même dans le cas où la voiture électrique est préférentiellement rechargée en pleine nuit ou à la fin de semaine (…), l’électricité supplémentaire est toujours composée d’une bonne part de suractivation de centrales thermiques au gaz et au charbon. Malheureusement, ces fréquents moments conduisent (…) la voiture électrique, en tant que nouveau produit qui augmente la demande électrique, à avoir une électricité de charge particulièrement carbonée », souligne l’auteur, qui se base sur les données de production de RTE. « En étant toutefois résolument optimiste, on peut imaginer que la moitié de cette électricité supplémentaire puisse, dans quelques années, être réellement disponible, tandis que l’autre moitié continuerait à l’être par des centrales thermiques existantes. Dans ce cas, le bénéfice de fonctionnement entre un véhicule électrique et son équivalent essence hybride léger deviendrait effectif après une durée d’amortissement carbone de la batterie d’environ 75 000 km », ajoute Laurent Castaignède.
La batterie comme source d’énergie
Mais la batterie d’une voiture électrique – qui a un coût environnemental certes très élevé à la production – peut aussi être utilisée comme une ressource énergétique, pour compenser en partie son impact sur le réseau électrique : « Lorsque le véhicule est à l’arrêt, soit 95 % du temps, une partie de l’électricité contenue dans sa batterie pourrait être utilisée pour alimenter un logement ou être réinjectée sur le réseau pour la collectivité », souligne RTE. Il s’agit en effet du concept de « vehicle-to-grid » – encore au stade expérimental en France – qui consiste à réinjecter l’énergie stockée dans la batterie du véhicule directement dans le réseau électrique. Ainsi, les batteries de voitures pourraient venir en renfort sur le réseau lors des fortes demandes. Une solution particulièrement intéressante lorsqu’elle est couplée à une production d’énergie renouvelable, dont la disponibilité est soumise aux conditions climatiques. « Si le vehicle-to-grid se développe, le déploiement du véhicule électrique pourrait être une source de flexibilité pour le réseau électrique, facilitant ainsi le déploiement des énergies renouvelables électriques », estime l’association négaWatt dans son scénario 2022 de transition énergétique pour la France.
Le tableau n’est donc ni tout noir ni tout blanc, d’autant que l’électrification du parc automobile se fait progressivement et qu’elle n’est pas l’unique solution vers la neutralité carbone. Alors, défi ou opportunité pour le réseau électrique ? « Selon comment se développe l'électrification des véhicules, elle peut à la fois représenter des défis supplémentaires pour la production d'électricité, mais aussi des opportunités pour le réseau, notamment pour intégrer une part croissante d'électricité provenant des énergies renouvelables intermittentes », conclut Aurélien Bigo.
En action
- S’informer sur les meilleurs moments pour recharger son véhicule électrique sur le site de RTE