• Accueil
  • Vidéos

Comment fonctionne une ligne de covoiturage ? Entretien avec Thomas Matagne

Par Eva Gomez

Partager cet article

Depuis sa création en 2014, l’entreprise Ecov réinvente le covoiturage, avec des lignes de covoiturage spontané qui relient les zones péri-urbaines et rurales aux grandes métropoles. Nous avons rencontré son président fondateur, Thomas Matagne. Lors de notre interview à retrouver en vidéo, il revient sur les objectifs d’Ecov, partage ses retours d’expérience et livre sa vision du futur de la multimodalité en France.

70% des déplacements domicile-travail sont réalisés en autosolisme, c’est-à-dire avec une seule personne à bord. Les voitures, qui représentent pourtant une capacité de transport non négligeable, sont sous-exploitées : le taux d’occupation moyen des voitures pour les trajets du quotidien est de 1,4. Cela revient à dire que 10 voitures véhiculent en moyenne 14 personnes : 10 conducteurs (un par voiture) et 4 passagers, ce qui laisse donc 36 places libres. Pour encourager le covoiturage, le gouvernement propose depuis début 2023 une prime de 100 euros aux nouveaux covoitureurs inscrits sur les plateformes de mise en relation. Une prime reconduite en 2024 pour les trajets de courte distance (moins de 80 km). En parallèle, certaines entreprises développent d’autres modèles de covoiturage, à l’image d’Ecov, qui conçoit des lignes de covoiturage pensées comme un service public de transport collectif. Rencontre avec le président fondateur Thomas Matagne.

Que fait Ecov et sur quoi vous basez-vous pour construire vos lignes de covoiturage ?

Ecov est un opérateur de mobilité nouvelle génération. C’est un opérateur au même titre que les opérateurs qui s’occupent des lignes de bus ou de métro, mais nous, on s’intéresse aux territoires péri-urbains ou ruraux, là où il n’y a pas ou très peu de transports collectifs car la densité de population est trop faible. Ce sont les territoires qui ont le plus de mal à permettre aux gens de se déplacer et à engager la transition écologique. Or, il existe aujourd’hui une richesse très forte dans ces territoires : c’est la capacité de transport que représentent les voitures individuelles.

Notre travail chez Ecov, c’est de comprendre les flux de voitures et le potentiel de transport, pour le transformer en un transport de haute qualité qui permette aux gens de se passer temporairement ou définitivement d’une ou de plusieurs voitures dans le ménage.

Concrètement, est-ce que vous identifiez des territoires propices au développement de ces lignes, ou bien est-ce que ce sont les collectivités qui vous démarchent ?

Le potentiel est considérable, à peu près partout en dehors des zones denses. Pour évaluer ce potentiel, c’est souvent nous qui faisons l’analyse des flux de voitures : on accompagne les collectivités locales pour faire ce travail, seuls ou en partenariat avec des bureaux d’études selon les cas de figure. Et si le potentiel est révélé, les collectivités peuvent construire ce projet, et à ce moment-là, on participe en tant qu’opérateur à la construction et au déploiement des lignes de covoiturage. Elles sont ensuite opérées comme des lignes de bus, en s’appuyant sur les voitures existantes.

Aujourd’hui, cette solution est déployée dans combien de villes en France ?

On a déjà déployé une soixantaine de lignes dans une trentaine de territoires en France, dont une grande partie en Auvergne-Rhône-Alpes, mais aussi dans le Grand Est, en Bretagne, en Occitanie… Et on a des études en cours un peu partout en France.

Pour le passager, c’est une expérience utilisateur comparable à celle d’un très bon transport collectif.

Thomas Matagne,
président fondateur d'Ecov

Pouvez-vous prendre un exemple concret pour expliquer comment fonctionne une ligne de covoiturage ?

Du point de vue du conducteur, cette solution offre la possibilité de partager son trajet sans aucune contrainte : je conduis ma voiture comme d’habitude et en plus, j’ai la possibilité de partager mon trajet. On va donc chercher beaucoup de conducteurs qui ne covoitureraient pas avec des solutions plus classiques ou qui n’en ont pas la possibilité habituellement. Concrètement, je prends ma voiture comme d’habitude, je lance l’application mobile si je l’utilise – mais ce n'est même pas forcément obligatoire – je pars pour aller au travail. Je conduis comme d’habitude et quand j’arrive au niveau d’un arrêt de covoiturage, s’il y a un passager à ce moment-là, j’ai l’information sur mon appli, mais aussi sur des panneaux lumineux qui sont en bord de voirie et qui permettent de s’adresser à tous les conducteurs qui passent par là. Si c’est une bonne destination pour moi, je m’arrête et je prends le passager. C’est vraiment la liberté, à laquelle s’ajoute la possibilité de partager son trajet. Et du point de vue du passager, c’est très différent. C’est une expérience utilisateur comparable à celle d’un très bon transport collectif : je vais à un arrêt de covoiturage sans l’avoir anticipé, je n’ai pas l’obligation d’avoir réservé quoi que ce soit et je fais ma demande en temps réel [sur l’application le plus souvent, Ndlr]. J’attends en moyenne moins de 4 minutes, donc c’est l’équivalent d’une fréquence de desserte de métro, sauf que je suis dans un territoire péri-urbain ou rural. La demande est diffusée aux conducteurs, et le premier conducteur qui est pertinent pour mon trajet s’arrête et m’embarque. (…) En tant que passager, je vais continuer mon trajet sur la ligne comme si j’avais pris un métro. (...)

On a aussi une assistance en interne qui monitore tout ce qui se passe en temps réel et qui accompagne les passagers. On garantit aux passagers – sur les territoires qui sont équipés – qu’ils partiront en moins de 20 mn et on leur enverra un taxi ou un VTC s’il le faut. C'est ce qui leur donne la certitude de pouvoir réaliser leur déplacement avec notre service. On ne laisse pas les choses se faire naturellement, on a vraiment un rôle d’opérateur qui va construire les lignes, les faire monter en puissance, les opérer et accompagner les usagers dans le changement d’usage.

Les gens ont envie de partager et de participer à la transition écologique, mais il faut leur donner les moyens de le faire.

Thomas Matagne,
président fondateur d'Ecov

Comment adaptez-vous ce service aux contraintes de chaque territoire ?

C’est l’un de nos nombreux apprentissages : on a eu un certain nombre de succès mais aussi un certain nombre d’échecs, et c’est grâce aux échecs qu’on a pu apprendre. Par exemple, il y a des lignes de covoiturage qu’on qualifie de « simplifiées », parce qu’il n’y a pas forcément d’application smartphone. Il y a seulement un panneau connecté, avec des arrêts qui sont positionnés au bon endroit et une communication qui va autour. Mais c’est extrêmement simplifié et c’est proche de l’auto-stop finalement – même si on ne parle jamais de « stop » parce que ça a une image un peu négative. Typiquement, sur ce type de territoire, quand c’est bien déployé, ça marche très bien et pourtant, il n’y a pas de partage de frais : les passagers ne paient rien et les conducteurs ne reçoivent pas d’argent. Pourtant, ça marche ! Pourquoi ? Parce que les conditions psycho-sociales sont telles que les gens ont envie de partager et de rendre service, de participer à la transition écologique. Parce qu’en fait, c’est absurde de prendre sa voiture seul et de ne pas partager ses trajets.

Mais si vous appliquez ce type de dispositif dans un environnement plus urbain ou sur des trajets plus longs par exemple, ça va beaucoup moins bien marcher. Sur les territoires un peu plus denses ou avec des trajets plus longs, le numérique, l’information en temps réel, l’accompagnement ou le partage de frais vont être des déclencheurs du passage à l’action. Donc notre travail, c’est de comprendre les flux physiques de voitures, qui dépassent largement les frontières des collectivités, pour structurer tout le territoire mais pas seulement. Mais il faut aussi comprendre pourquoi les gens participent ou pourquoi ils ne participent pas, et quels sont les éléments déterminants qui font qu’ils peuvent emmener un passager, ou qu’ils peuvent lâcher leur voiture pour devenir passager. Ça peut passer par un aspect financier, mais pas que, et loin de là ! Les gens ont envie de partage et de participer à la transition écologique, mais il faut leur donner les moyens de le faire.

Pourquoi pensez-vous que votre exemple en zone rurale fonctionnerait moins bien si on parlait d’auto-stop ?

Si vous parlez de stop aux gens dans la rue, par exemple en micro-trottoir, beaucoup – notamment des générations un peu plus âgées – vous disent : « Ah ! De mon temps, on faisait beaucoup de stop, c’était très développé. Mais maintenant, avec tout ce qui se passe, on ne le fait plus. » En réalité, on ne sait pas s’il y avait vraiment plus de stop avant ou pas. C’est possible, mais ce n’est pas certain parce que comme c’est une pratique informelle, il n’existe pas d’étude historique sur la pratique du stop. Mais en tout cas, dans la représentation du stop, c'est quelque chose de marginal, de négatif, de « risqué ». Dans les faits, il y a plein de gens qui s’arrêtent pour rendre service. Il y a même des enquêtes qui montrent que les femmes s’arrêtent plus spontanément car elles se disent : « Je vois cette personne au bord de la route, je considère que c’est incertain. Je préfère m’arrêter moi, plutôt qu’un cinglé s’arrête derrière. » Donc l’insécurité peut même être un facteur de déclenchement de participation ! Mais c’est une pratique qui reste assez marginale… Alors que si on l’institutionnalise, si on organise le fait que les gens puissent se rencontrer à un endroit donné et que ce soit sécurisé d’un point de vue sécurité routière, et qu’on met des éléments de sécurité dans l’application, les principes fondamentaux du stop changent radicalement. Et dans nos études, on a la preuve qu’énormément de gens qui ne feraient pas de stop, que ce soit en tant que conducteur ou passager, basculent dans la pratique dans ces territoires, parce qu’on a tout organisé pour que ce soit simple, fiable et perçu comme sécurisant, moderne et positif.

Est-ce qu’il y a des typologies de territoires où c’est impossible de développer ce genre de solution ?

Les milieux très denses par exemple, n’ont pas besoin de covoiturage. Car les transports collectifs sont généralement très performants, le vélo y est une pratique développée et les trajets sont plus courts : la voiture n’a pas sa place dans ces territoires et il faut donc faire reculer l’autosolisme par d’autres moyens, on sait quoi faire. À l’inverse du spectre territorial, dans les zones très peu denses, on peut aller très loin avec des lignes de covoiturage. Mais au milieu de la nuit, il est possible que ça ne fonctionne pas, parce qu’il nous faut un minimum de flux. Mais finalement, le flux nécessaire pour que ça fonctionne est très bas. (…) Ce qui compte, c'est le flux multiplié par le taux de participation. (...) Il nous faut suffisamment de gens qui participent pour que ça marche. Et dans des zones à très faible densité, mais où la solidarité est vraiment très forte, on peut avoir un taux de participation très élevé ! Et on arrive à faire une mise en relation en temps réel de très haute qualité, alors qu’on est vraiment dans un territoire très peu dense.

21% de nos passagers [sur le service Lane] disent s’être démotorisés grâce au service : ils ont revendu l’une des voitures du ménage ou ont repoussé l’achat d’une voiture.

Thomas Matagne,
président fondateur d'Ecov

Donc les conditions pour que ça fonctionne, c’est le flux de voitures et le taux de participation ?

Oui, et ça se construit. (…) Il faut une étude, un engagement des gens dans le territoire, la construction d’une communauté avec un marketing et une communication très localisés pour que les gens soient embarqués dans le projet. Cela va dépendre de là où on positionne les arrêts, quelles sont les liaisons qu’on organise, comment on a construit le projet de territoire… C’est un service public nouvelle génération, qui est co-construit par ses usagers : si les gens ne participent pas, il n’y a pas de service public et s’ils participent, il y en a un. C’est un projet structurant, qu’il faut construire en tenant compte de l’ensemble des aspects pour que ce soit viable, perçu comme tel, fiable, positif et sécurisant.

Quels sont les retours d’expérience dans la trentaine d’agglomérations dans lesquelles vous avez développé cette solution ?

Pendant longtemps, on a eu du mal à faire fonctionner les dispositifs et même aujourd’hui, on ne prétend pas arriver à les faire fonctionner pleinement partout. En revanche, on a prouvé que ça pouvait fonctionner dans plein de configurations différentes et on a réussi à le dupliquer. Et quand ça fonctionne, ça change la donne ! Les témoignages qu’on a, c’est : « Moi je ne covoiturais pas avant parce que c’était trop contraignant, maintenant je peux et j’aurais du mal à me passer du service. »

Huit usagers sur 10 viennent de l’autosolisme (…) et on les fait basculer dans une pratique qui n’était pas accessible pour eux jusqu’à présent. Dans les 2 sur 10 qui ne viennent pas de l’autosolisme, un vient des transports collectifs ou du vélo – et d’ailleurs dans un certain nombre de cas, c’est vraiment une complémentarité positive car ils basculent de l’un à l’autre en fonction de la performance du service de transport collectif – et l’autre vient du covoiturage (un tiers du covoiturage via une plateforme et deux tiers du covoiturage informel).

Une autre preuve qu’on arrive à changer la donne profondément, c’est qu’on obtient une démotorisation, c’est-à-dire que les gens revendent l’une des voitures du ménage. Par exemple, sur le réseau « Lane » entre Bourgoin-Jallieu et Lyon – qui est la première ligne de covoiturage à haut niveau de service qu’on a déployée – on a mesuré en 2022 que 21% de nos passagers disent s’être démotorisés grâce au service : ils ont revendu l’une des voitures du ménage ou ont repoussé l’achat d’une voiture supplémentaire. Et 20% supplémentaires l’envisagent. Il y a donc 40% de la population de ce territoire qui dit que pour l’un des motifs de déplacement, ils n’ont plus besoin de leur voiture au point de pouvoir s’en séparer ou d’envisager de le faire. Ce sont des changements de comportement très profonds, qui témoignent d’une confiance dans le service. Ce sont des chiffres qu’on retrouve habituellement dans les zones denses où les services de transports publics sont de bonne qualité. On arrive à reproduire cela dans ces territoires avec les lignes de covoiturage !

Est-ce qu’il y a une ville en particulier où le service est si bien implanté qu’il fait figure d’exemple ?

L’un des exemples les plus avancés d’une politique de covoiturage globale, cohérente et structurée, c’est la métropole de Grenoble. Il y a une approche bien pilotée sur les deux formes de covoiturage qui existent sur le territoire, à savoir les lignes de covoiturage et le covoiturage planifié avec prise de rendez-vous. Ce sont des usages différents, avec des cibles d’usagers différentes. Le covoiturage planifié répond à certains besoins, par exemple dans les zones d’activité. Et les lignes de covoiturage [opérées par Ecov, Ndlr] approfondissent l’usage sur des liaisons particulières : on va chercher des gens qui ne covoituraient pas. Tout cela est articulé avec un travail sur les infrastructures. Il y a notamment une voie réservée au covoiturage qui a été déployée en expérimentation sur ce territoire. Et ça vient aussi s'articuler avec les autres modes de transport alternatifs à la voiture. Ce qui compte, c’est de construire une politique publique globale, et les opérateurs comme Ecov sont là pour apporter des briques à la politique publique de manière très efficace. L’objectif est faire en sorte que du point de vue de l’usager, ce soit finalement plus performant de lâcher sa voiture et de prendre un covoiturage que de continuer à prendre sa voiture tout seul.

Quelles sont les prochaines étapes pour Ecov et le covoiturage en France ?

On a une ambition de développement très fort partout en France. On a des gros projets qui sont en train d’émerger autour de grandes métropoles, notamment autour de Lyon. Il s’agit d’équiper les grands axes qui mènent aux grandes métropoles, et l’objectif est en particulier de faire en sorte que les lignes de covoiturage express soient bien articulées avec les nouveaux Services Express Régionaux Métropolitains (SERM) qui vont être développés en France. Emmanuel Macron avait parlé de sa volonté de lancer les RER métropolitains et ça a été élargi : on va structurer, dans ces territoires péri-urbains et ruraux, des transports très qualitatifs, cadencés, avec du RER quand il y a des gros flux : 300 à 800 places, avec une fréquence de passage toutes les 10 à 15mn. Le deuxième moyen un peu moins capacitaire qui va permettre de couvrir d’autres territoires, c’est le car express, qui s’arrête à des points clés avec une trajectoire directe et qui passe très régulièrement. Et la troisième solution, qui va aller irriguer et mailler encore plus loin les territoires, ce sont les lignes de covoiturage express.

Donc les RER, les lignes de car express et les lignes de covoiturage express forment le nouveau système multimodal qui va se construire dans les prochaines années en France. On va construire ce modèle avec toutes les collectivités qui vont porter les SERM. C’est grâce à ces réseaux structurés, de haute qualité, bien articulés en termes de fréquence et de capacité de transport, que les autres formes de multimodalité vont pouvoir se construire : l’autopartage, le covoiturage planifié, le vélo et la marche à pied… Le véhicule électrique et l’autosolisme resteront mais seront cantonnés à des besoins très spécifiques. Ce système multimodal, c’est le futur pour la France qui conduit.